Le projet de loi sur le renseignement sera examiné dans le courant du mois d’avril. Jusque à cette date, il ne sera que générateur de questions et d’inquiétudes, parfaitement soulignées par de nombreux acteurs.
Pour rappel, voici une liste à jour des personnes, ONG ou associations et autres qui se posent des questions sur le projet de loi.
Ce matin, une conférence commune à nombre de ces entités avait lieu dans les locaux de la Quadrature du Net et ces dernières se sont inquiéteés, sans doute à juste titre, de la très dangereuse orientation que prend le gouvernement : la surveillance massive et la capacité que s’octroie l’Etat à pouvoir surveiller quasiment n’importe qui.
Si le projet de loi est nécessaire afin de permettre aux agences de renseignement d’être plus rapides et efficaces pour lutter contre « le mal » – expression volontairement mise en avant pour caricaturer la vision très binaire de l’Etat sur le sujet – qui ronge notre pays, il n’en reste pas moins qu’il ne prend pas en compte les effets de bord de tout ceci, les « dommages collatéraux » comme on dit.
Il s’avère qu’un de ces effets de bord, non pris en compte par notre gouvernement, est bien pire que les risques de détournement de la loi et de censure qui vienent menacer nos libertés individuelles. La France glisse vers quelque chose de bien pire que la simple censure.
La censure est subie, elle n’est pas le fait de notre volonté, mais de celle des censeurs.
La censure est une limitation arbitraire, par un gouvernement, de notre capacité à nous exprimer.
En l’état, notre gouvernement va aller au-delà de la simple censure : en instaurant un régime de « sur-surveillance », en étant en capacité de faire de l’interception massive de l’ensemble des données des citoyens – même s’il ne le fait pas, il sera en capacité de le faire – et en prenant le parti parfaitement volontaire de se passer du pouvoir judiciaire, nous basculerons irrémédiablement dans un régime qui favorisera l’autocensure.
Le gouvernement fait le choix de se passer du pouvoir judiciaire. Ce n’est pas une erreur ou un oubli, c’est un acte conscient, longuement réfléchi, le projet de loi sur le renseignement ne s’est pas écrit en trois heures sur un coin de table.
Ce choix vient déséquilibrer la balance entre les trois pouvoirs, comme j’en ai déjà parlé récemment lorsque j’ai commencé à m’interroger sur les bases d’une dictature, que j’ai l’impression de voir arriver.
Le gouvernement va favoriser l’autocensure…
et c’est bien pire que la censure, cette dernière fonctionnant à postériori.
L’autocensure vient de nous, elle représente une manifestation du changement de comportement, face à un régime déséquilibré, totalitaire.
Elle est plus dangereuse car elle est invisible et majoritairement inconsciente.
Saviez-vous, par exemple, que plus il y a de caméras de surveillance qui vous suivent, plus votre comportement change ?
La surveillance modifie notre capacité d’autorégulation : lorsque quelqu’un vous observe – un agent de police par exemple – vous le savez, vous le voyez.
La vidéosurveillance entraine l’autocensure parce qu’elle crée l’incertitude : la caméra est là mais on ne sait pas si l’on est observé ou non, on ne peut que supposer qu’on l’est et inconsciemment, notre comportement s’en trouve modifié.
La vidéosurveillance est « là sans être là »
Nous ne la remarquons pas toujours, on oublie qu’elle est là car elle n’est pas en face de nous et, de plus en plus, elles est invisible car « intégrée de la meilleure manière à l’espace urbain », comprenez par-là qu’il faut rendre les caméras invisibles pour donner l’illusion qu’elles ne sont pas là, libre à vous de croire que c’est pour votre bien ou pour pouvoir vous surveiller sans en être conscient, cela dépend de la sensibilité de chacun.
Avec le projet de loi sur le renseignement, ce risque d’autocensure grandit un peu plus : tout système de surveillance massif, tout système qui est en capacité de capter vos données numérique, entraine le doute.
Vous pouvez supposer que par défaut, vous n’êtes pas sous surveillance, mais vous ne pouvez pas réellement le confirmer. Vous ne pouvez que supposer que vous ne l’êtes pas. Ou que vous l’êtes. Comme le système de vidéo surveillance, ce dispositif est invisible, nous l’oublions donc assez rapidement mais inconsciemment, nous savons qu’il est là.
Ce point est renforcé par l’absence du pouvoir judiciaire : je n’ai pas la possibilité de saisir le garant de mes libertés individuelles si j’ai un doute, je ne peux que saisir une autorité administrative – la CNCTR, qui ressemble plus à un justificatif – reliée au pouvoir exécutif. Mon potentiel surveillant est aussi mon potentiel protecteur, situation très ambiguë vous en conviendrez.
L’autocensure a de pis qu’elle s’inscrit dans le très long terme. Nous sommes conscients de cette autocensure mais vivons dedans donc l’oublions un peu, la génération d’après encore plus car ils ne sont pas nés dedans, c’est donc naturel pour eux et ce qui est naturel ne représente pas de danger. Il suffit de voir les réactions des générations les plus récentes, qui ne voient pas, pour beaucoup, de problèmes dans la vidéo surveillance.
Je m’interroge à nouveau… est-ce que le gouvernement a réalisé une étude – sérieuse, cela va sans dire – sur l’impact de la surveillance sur les comportements de la population ?
Je ne suis pas le seul à m’interroger, la Quadrature du Net, tout comme Amnesty, se posaient la même question ce matin, lors de la « conférence commune ».
Avec …
- les experts et associations dont la Ligue des Droits de l’Homme qui parlent de surveillance généralisée,
- les similitudes inquiétantes entre le projet de loi sur le renseignement et la loi FISA, au cœur des scandales liés à la NSA, qui a par ailleurs très largement outrepassé ses droits.
- Reporter Sans Frontières qui s’inquiète des débordements des services de renseignement,
- le Syndicat de la Magistrature, qui maîtrise bien mieux un texte de loi que moi et qui s’inquiète quand-même du texte
- Un gouvernement qui ne sait pas ce que va devenir ce projet de loi sur le plan pratique
- Des parlementaires qui reconnaissent ne pas maîtriser les aspects techniques de la loi sur le renseignement,
- l’absence d’étude et de statistiques sérieuses sur l’intérêt de la surveillance,
- l’absence de garde-fous pour relever les dérives des agences de renseignement,
- le fait que le juge soit exclu du projet de loi, de manière volontaire,
- le fait que nous soyons plus ou moins tous suspects, donc pas innocents par défaut,
- le fait que protéger sa vie privée pourra être interprété comme un acte suspect,
je vous avoue que je suis perplexe pour la suite des évènements, il faudra être très présent lors de l’ouverture des débats et faire très attention à tout ce qui va se passer, se dire et être pris en compte.
Sans quoi, nous arriverons à cette autocensure qui m’inquiète tant.