Mesdames et messieurs les députés, les orientations politiques actuelles me laissent penser que, d’ici peu de temps, une proposition de loi arrivera pour « réguler l’anonymat en ligne ». Trois de vos collègues, députés du groupe La République En Marche, Raphaël Gérard, Laurence Vanceunebrock-Mialon et Gabriel Serville, ont déjà sollicité le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des finances et du ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé du Numérique, M. Mounir Mahjoubi, sur ce sujet. (source : https://www.nextinpact.com/news/107564-des-deputes-lrem-veulent-forcer-twitter-a-recueillir-piece-didentite-a-creation-dun-compte.htm)
Dans le courrier qui lui a été adressé, le dernier paragraphe propose la création d’une obligation légale de recueil des pièces d’identité lors de la création d’un compte sur les réseaux sociaux, en citant ce qui existe déjà pour AirBnb, qui demande à l’utilisateur de fournir des justificatifs d’identité afin de créer un compte sur la plateforme.
Si ce besoin se justifie pour utiliser le service de AirBnb, la réservation d’un logement pour une période donnée étant déjà conditionnée à des obligations légales, dont celle de communiquer son identité civile, il n’en est pas de même pour procéder à une inscription sur les réseaux sociaux. Mesdames et messieurs, l’introduction de telles dispositions légales pour les réseaux sociaux serait problématique à bien des égards. Pour comprendre pourquoi, je vous invite à consacrer quelques minutes à la lecture de cette lettre, afin de faire un choix éclairé le moment venu.
Premièrement, un ensemble de lois permet déjà d’identifier un individu sous pseudonyme, sur Internet. Des cas d’incitation à la haine, de diffamation ou d’insultes proférées sur les réseaux sociaux ont été transmis à la justice, qui a fait son travail et a jugé et condamné les auteurs des propos en question, comme vous pouvez l’observer ici avec ces exemples : https://twitter.com/IanBrossat/status/1087970143307788290 ou encore là https://twitter.com/LindaKebbab/status/1091414854605381637 (ou l’article https://www.20minutes.fr/justice/2442235-20190202-policiere-menacee-mort-viol-homme-condamne-quatre-mois-prison sur le sujet). L’anonymat n’est donc pas un obstacle au dépôt de plainte ni à la judiciarisation des cas, ni au fait de pouvoir condamner des personnes.
Il serait, en revanche, davantage utile et préférable de renforcer la justice afin qu’elle dispose des moyens nécessaires pour identifier plus rapidement les auteurs des méfaits ou des délits dont nous parlons, plutôt que de créer une énième loi sans se donner les moyens techniques, humains et financiers de l’appliquer.
Deuxièmement, l’anonymat que vous ciblez n’existe pas. Le réel anonymat, sans possibilité d’identifier qui est derrière un pseudonyme, n’existe pas ou très peu. De nombreux éléments permettent d’identifier un individu : une adresse IP, une adresse e-mail, la localisation d’un message, les métadonnées d’une photo comprenant des coordonnées GPS, le croisement d’un ensemble de messages, et autres traces, nombreuses… Dans tous les cas, les fournisseurs de services de communication en ligne, comme les réseaux sociaux, disposent d’assez d’éléments pour identifier ou pour permettre l’identification d’un individu. Lorsqu’un cas est transmis à la justice, elle dispose généralement des éléments techniques nécessaires pour lever le pseudonymat d’un individu et ainsi pouvoir le mettre devant ses responsabilités face à la loi.
Troisièmement, l’anonymat (qui n’en est pas réellement un, comme nous l’avons vu) est une composante essentielle de la liberté d’expression. Je m’appuie, pour affirmer cela, sur les avis des personnes les plus éclairées sur le sujet : Monsieur le secrétaire d’état auprès du ministre de l’Économie et des finances et du ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé du Numérique, M. Mounir Mahjoubi, s’oppose à la levée de l’anonymat, il en comprend les enjeux : https://www.bfmtv.com/tech/anonymat-sur-les-reseaux-sociaux-pas-souhaitable-et-pas-possible-d-apres-mounir-mahjoubi-1619519.html. Il n’est pas seul, Romain Pigenel, qui a dirigé la campagne numérique de François Hollande en 2012, devenant par la suite responsable de la communication web de l’Élysée avant d’arriver au Services d’Information du Gouvernement (SIG) en qualité de directeur adjoint en charge du numérique du SIG, s’oppose lui aussi à la levée de l’anonymat en ligne, dans une tribune publiée sur Médium, que je vous invite à lire : https://medium.com/@romain_pigenel/pourquoi-il-faut-d%C3%A9fendre-lanonymat-sur-internet-3d79de93b1d0. L’auteur appuie ses propos sur son expérience, sa connaissance fine d’Internet et sur une étude de l’université de Zurich, datant de 2016, qui détricote la croyance commune consistant à dire que l’anonymat entraîne des propos violents. Ces personnes ne sont pas les seules à défendre l’anonymat en ligne, de nombreuses personnes expertes du sujet, celles et ceux qui font Internet tel que vous le connaissez aujourd’hui, s’opposent à cette levée de l’anonymat sur Internet.
Dans un billet publié sur ce blog, consultable à l’adresse suivante : https://pixellibre.net/2019/01/la-levee-de-lanonymat-est-elle-une-bonne-idee/, j’ai également expliqué en quoi lever l’anonymat sur Internet était une mauvaise idée, en quoi elle représentait un danger. Une partie non négligeable des personnes présentes sur les réseaux sociaux ont besoin de cet anonymat pour pouvoir s’exprimer librement. Des personnes anonymes sont déjà la cible de propos extrêmement violents sur Internet. Les auteurs de ces propos se justifient car ces personnes sont des femmes, ont une orientation sexuelle autre que l’hétérosexualité, ont des convictions qui ne sont pas partagées par les auteurs des violences. Retirer l’anonymat à ces personnes déjà victimes, c’est les exposer à des risques autrement plus importants que ceux qu’elles prennent déjà. Dans de nombreux cas, c’est l’anonymat qui a permis aux victimes de pouvoir s’exprimer sans craintes.
Est-ce dramatique ? Oui. Leur seul crime est celui de s’exprimer, comme n’importe quelle autre personne. Ils ne font rien de mal et sont victimes. C’est un problème, un problème qu’il faut régler, oui. Mais pas en supprimant ce qui les protège de bien d’autres problèmes que ceux déjà rencontrés actuellement.
De nombreux propos haineux se tiennent sur Facebook, où la règle qui domine est celle des comptes identifiés et nominatifs. Pourtant, comme je viens de le dire, de très nombreux propos haineux sont sur cette plateforme. La levée de l’anonymat n’aurait aucune conséquence positive dans cette configuration. En effet, les propos haineux, racistes, diffamatoires et autres sont souvent exprimés sans pseudonymat pour donner plus de portée à ces propos, leur auteur pensant que cela leur donnera plus de crédibilité. Les seuls réellement concernés, pénalisés, si vous veniez à voter une loi pour la levée de l’anonymat en ligne, seraient précisément les personnes que vous cherchez à protéger. Par ailleurs il n’est pas certain que lever les conditions d’une forme d’exutoire soit bénéfique pour la société.
La levée de l’anonymat que Monsieur Macron souhaiterait mettre en place est en soi une atteinte grave à la liberté d’expression, une atteinte à l’essence même d’internet.
« Ce genre d’obligations – si elles passaient par la loi – seraient impossibles à respecter pour les petits acteurs et risqueraient fort de renforcer davantage les grandes plateformes américaines », explique Félix Tréguer, de la Quadrature du Net, l’association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. « Emmanuel Macron oublie que l’anonymat constitue un droit associé à la liberté d’expression et de communication et au droit à la vie privée. Il est reconnu comme tel au niveau international, notamment par la Cour européenne des droits de l’Homme », a-t-il ajouté, avant de rappeler que les élites politiques ont de « la méfiance envers la parole critique ou irrévérencieuse qui se déploie sur Internet. » (source : https://www.laquadrature.net/2019/02/02/bfmtv-fin-de-lanonymat-sur-le-web-les-limites-du-projet-demmanuel-macron/)
Twitter France, avec lequel certains députés ont eu de récents échanges, n’est pas nécessairement opposé à l’usage d’une carte d’identité pour pouvoir s’inscrire, comme Facebook ne l’est pas. C’est une évidence, ils seront pour, à n’en pas douter. Le patron de Facebook, M. Zuckerberg, s’est déjà déclaré par le passé opposé à l’anonymat : https://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/04/17/mark-zuckerberg-precise-sa-strategie-pour-facebook_4402706_651865.html. Il va sans dire que ces géants voient un intérêt certain à disposer de nos données d’identité, qui viendront alimenter leurs lucratives bases de données. Nous pourrions nous dire que Facebook ou Twitter traiteront nos données sérieusement, mais je crois que le scandale de Cambridge Analytica devrait vous prouver que non. Les pratiques de Facebook nous prouvent chaque jour que nous devons nous méfier des données que nous transmettons aux gros acteurs du monde des réseaux de communication. Sur un tout autre plan, offrir ces données à de si puissantes entreprises, revient à accroître leur pouvoir, que vous savez déjà trop important. En effet, la pire manière de corriger les inconvénients supposés de l’anonymat serait de faire cadeau des données personnelles à ces entreprises dont le business model consiste à en faire commerce.
À cela, vous pourriez prévoir des dispositions, dans la loi, pour que le dépôt de ces titres d’identité soient transmis par une autorité de confiance, comme France Connect. Je répondrai que centraliser l’ensemble de nos données d’identification adossées à nos pseudonymes, est une très mauvaise idée, pour de nombreuses raisons. En outre, si la plateforme est réputée sécurisée, elle n’est pas à l’abri d’une faille, d’une violation de données à caractère personnel, d’une exploitation malveillante. Confier cela à une entreprise privée ? Les citoyens ne souhaitent pas forcément confier leurs données à une entreprise privée, a fortiori celles déjà très décriées, qui seraient candidates pour gérer ces données. De plus vous ne savez pas qui vous succédera, quels seront les desseins du ou des prochains gouvernements.
Lever l’anonymat, obliger les internautes à communiquer un titre d’identité à une plateforme, est une très mauvaise idée. Ce n’est pas l’anonymat, le problème, c’est l’écrit, de façon générale. L’écrit désinhibe la parole, on se sent « plus fort » à l’écrit, on ne voit pas la personne, on ne voit pas sa réaction, vous le savez, l’écrit est un canal où le paraverbal n’a que très peu de place, conduisant des personnes à ne pas avoir conscience de la portée de leurs propos, à en tenir d’autres inqualifiables, qu’ils ne tiendraient jamais à l’oral ou face à des gens.
J’espère que vous n’aurez pas à vous prononcer sur un texte réclamant la levée de l’anonymat, mais, si ce jour venait à arriver, j’espère que vous aurez pris le temps de lire des avis éclairés, de spécialistes du sujet, et que vous aurez conscience de la portée d’une telle disposition.
Je me tiens à votre disposition pour échanger sur le sujet.