Les phénomènes météorologiques extrêmes sont de plus en plus fréquents et intenses en Asie du Sud-Est.
Initialement publié le Global Voices en Français
Cet article a été soumis dans le cadre de la Bourse Global Voices pour la justice climatique, qui associe deux journalistes issus de pays sinophones et du Sud global afin d'examiner les effets de projets de développement chinois à l'étranger. Retrouvez d'autres articles ici.
Au mois de mars 2025, des pluies torrentielles se sont abattues sur les rues de Jakarta, la capitale de l’Indonésie. Elles ont provoqué de graves inondations dans la ville et ses environs, lesquelles ont fait au moins neuf victimes, entrainé l’évacuation de 90 000 personnes, et ravivé chez les habitants des souvenirs douloureux lorsqu’en 2020, un phénomène similaire avait causé la mort d’au moins 60 personnes dans la métropole.
Très vite, des vidéos du désastre, des opérations d’évacuation et des efforts des premiers secours pour atténuer la situation, ont envahi les réseaux sociaux. L’une d'elles montre des secouristes à bord d'embarcations porter assistance aux habitants et tenter de dégager les routes inondées en déversant l’excès d’eau dans la rivière à l’aide de camions de pompiers.
Inalillahi, turut berduka atas musibah Hari ini, Selasa 4 Maret 2025 Banjir di sejumlah Wilayah Jabodetabek ..
Kali Ciliwung, Jatinegara, Jakarta Timur
Nous appartenons à Allah et c'est vers Lui que nous retournons. Nos condoléances pour la catastrophe qui s'est produite aujourd'hui, mardi 4 mars 2025. Inondations dans plusieurs quartiers de Jabodetabek…
Rivière Ciliwung, Jatinegara, Jakarta-Est
De graves inondations, provoquées par des conditions météorologiques extrêmes, ont aussi dévasté d’autres capitales de l’Asie du Sud-Est.
Au mois d’août, des quartiers de Manille, la capitale des Philippines, ont été inondés en raison de précipitations exceptionnelles accompagnées d’une intensité sans précédent, et équivalentes, selon une analyse d’experts, à environ cinq jours de pluie, tombées en seulement une heure. Au mois de septembre, les rues de Ho Chi Minh-Ville, au Vietnam, ont été submergées par plus d’un mètre d’eau à la suite de violents orages, provoquant d’importants embouteillages. Les habitants ont dû abandonner leurs véhicules et continuer à pied à travers les routes inondées en pleine heure de pointe.
En Asie du Sud-Est, les phénomènes météorologiques extrêmes liés aux changements climatiques se produisent à une fréquence et une intensité plus élevées, d’où l’augmentation des inondations en milieu urbain, un problème chronique dans les gigantesques mégapoles de la région causé par un aménagement urbain désuet, des zones côtières basses, et une saturation des terres.
Les inondations urbaines sont aussi courantes en Chine ; 641 des 654 plus grandes villes du pays sont régulièrement touchées par des pluies torrentielles, notamment les mégapoles sur les côtes orientales et méridionales.
En 2023, afin de résoudre le problème des inondations, la Chine a intégré le concept de « villes éponges » (ou villes perméables) dans sa politique nationale, et des projets pilotes ont été lancés dans des dizaines de villes à travers tout le pays.
Définition d'une ville-éponge
Yu Kongjian, l’un des architectes urbanistes les plus éminents de Chine, a créé la méthode de la ville-éponge afin de lutter contre les inondations.
Il illustre la capacité des villes à stocker les eaux pluviales en utilisant une éponge comme métaphore. Contrairement à la gestion traditionnelle des inondations, qui vise principalement à évacuer rapidement l'eau grâce à des infrastructures de drainage artificielles, telles que des tuyaux et canaux, les villes éponges fonctionnent en absorbant l’eau et en la relâchant lentement, comme une éponge.
« Les inondations ne sont pas nos ennemis. Nous pouvons nous en faire des amis. Nous pouvons devenir amis avec l’eau. », explique-t-il.
Lorsque les villes s’agrandissent, le sol naturel est remplacé par des surfaces imperméables, telles que le ciment et le bitume, qui empêchent l’absorption de l’eau. Selon Yu Kongjian, la destruction d’hydrosystèmes naturels, comme les rivières, lacs et marécages, résultant d’une urbanisation rapide, est l’une des principales raisons pour lesquelles de telles catastrophes se produisent aujourd’hui si souvent dans les mégapoles chinoises. Le concept de ville-éponge est axé sur la restauration des réseaux hydrographiques naturels, en permettant au sol d'absorber l'eau de pluie tout en la réutilisant, et d'éviter des inondations sévères. Lors d’un entretien avec Le Quotidien du peuple, journal officiel chinois, il explique que selon lui, une trop grande dépendance envers des infrastructures grises (telles que les barrages et canalisations en béton), peut s’avérer restrictive.
工业化大家相信人类的技术、人类的机械工程、钢筋水泥工程能够征服自然。因为它有科学的模型,它能计算出水流,能计算出运动的轨迹,能计算出河道。越直、越硬、越光,它的过水越快,它的防洪效果越好。就是这种工程机械的,这种机械的工程思维,就是单一目标的思考。
L'industrialisation a conduit à croire que la technologie humaine, l'ingénierie mécanique et le béton armé pouvaient conquérir la nature, grâce à des modèles scientifiques capables de calculer le débit de l'eau et ses trajectoires, et de cartographier le réseau fluvial. Plus la structure est droite, dure et lisse, plus l'eau s'écoule rapidement et plus les défenses contre les inondations sont efficaces. Ce type de machinerie d'ingénierie, de génie mécanique, adopte une approche unique.
En 2013, le président chinois Xi Jinping a donné son aval aux villes éponges et leur développement est devenu prioritaire.
解决城市缺水问题,必须顺应自然。比如,在提升城市排水系统时要优先考虑把有限的雨水留下来,优先考虑更多利用自然力量排水,建设自然积存、自然渗透、自然净化的'海绵城市'。
Nous devons nous adapter à la nature afin de résoudre le problème de pénurie d’eau dans les zones urbaines. Par exemple, afin d’améliorer les systèmes de drainage urbains, il est important de donner la priorité à la conservation de l'eau de pluie, à l'utilisation de moyens plus naturels pour le drainage et à la construction de « villes-éponges » dotées d'un système naturel d'accumulation, d'infiltration et de purification.
Les toitures végétales, les systèmes d’infiltration et de rétention des eaux pluviales, les espaces verts en contrebas, les trottoirs perméables, les jardins de pluie, la restauration de zones humides et de cours d’eau sont seulement quelques-unes des stratégies utilisées pour le développement de ces soi-disant villes éponges.
Selon les conclusions de chercheurs, les villes éponges en Chine ont considérablement amélioré la gestion des eaux pluviales et de leur évacuation, et contribué au réaménagement d’environnements géographiques hostiles.
S'adapter aux changements climatiques en Asie du Sud-Est
Yu Kongjian estime que son concept de gestion de l’eau profitera aux pays qui sont vulnérables aux inondations, tels que le Bangladesh, la Malaisie et l’Indonésie, alors que d’autres comme Singapour, les USA et la Russie, bénéficient déjà de l’implémentation de systèmes similaires.
Lors d’un entretien avec Sanlian Lifeweek, un magazine d’actualités chinois, il rappelle que la Chine et l’Asie du Sud-Est font face aux mêmes défis posés par les moussons.
在季风性气候下,降雨严重不均,一天可能有200毫米的雨降下来,再大的地下蓄水空间,再粗的排水管道和强大的排水泵站,都没办法解决瞬时的排洪排涝问题……最有效的解决方法就是基于自然、适应于自然、借助于自然来解决问题。
Les précipitations sont très irrégulières lors des moussons. Chaque jour, il peut tomber jusqu'à 200 millimètres de pluie, et quelles que soient la capacité de stockage souterrain, la taille des canalisations d’écoulement ou la puissance des stations de pompage, rien ne peut résoudre le problème immédiat du drainage des eaux stagnantes… la solution la plus efficace consiste à traiter le problème grâce à des méthodes basées sur la nature, adaptées à la nature et en utilisant la nature.
Toujours selon lui, les approches classiques de gestion de l’eau, basées principalement sur l’acheminement des eaux de pluie hors des villes, ne sont pas compatibles avec celles sujettes aux moussons.
Lors d’un entretien accordé à la BBC, il explique que : « Ces villes ont subi des échecs car elles ont été influencées par la culture occidentale dont elles ont copié les infrastructures et modèles urbains. »
Yu Kongjian et son équipe ont appliqué le concept de ville-éponge au cœur bouillonnant de la ville de Bangkok, où ils ont converti le site d’une ancienne usine de tabac en un espace vert, Benjakitti Forest Park. Selon un communiqué de presse de Turenspace, une entreprise de design urbain fondée par Yu, le parc permet de réduire la force destructive des pluies, filtre l’eau contaminée et offre à la fois un habitat à la faune locale et un espace de loisirs aux habitants.
Le projet fit ses preuves durant l’été 2022, lorsque Bangkok fut touchée par des précipitations exceptionnelles qui se produisent en moyenne tous les dix ans. Une grande partie de la ville fut inondée, à l’exception du parc et ses alentours.

Les objectifs de conception du parc Tianjin Qiaoyuan comprennent la rétention et la purification des eaux pluviales urbaines et l'amélioration des sols salins-alcalins grâce à des processus naturels. Image via Wikimedia Commons / Joshua L. CC BY 2.0
Défis et controverses
Les villes éponges ont néanmoins fait l’objet de controverses et scepticisme. Bien que le concept ait été testé dans de nombreuses villes en Chine, il est principalement appliqué à petite échelle, dans certains quartiers, rues ou zones. Pour cette raison, les effets de la lutte contre les inondations ne sont souvent ressentis qu’à un échelon local, plutôt que dans toute la ville ou dans tout le pays.
Lors d’un précédent entretien, Yu Kongjian a lui-même admis que développer des projets pilotes dans les villes chinoises est difficile, car ils nécessitent une collaboration interministérielle, une profonde volonté politique et une large coordination administrative.
Des critiques soulignent également que souvent le concept de ville-éponge n’est pas totalement adapté aux niveaux records de précipitations causés par la crise climatique. En 2021, un déluge s’est abattu sur la province du Henan en Chine et a fait 202 victimes dans sa capitale Zhengzhou, l’une des premières à introduire le concept de ville-éponge. Après le terrible désastre, beaucoup ont remis en question l’efficacité des infrastructures perméables de la capitale.
Pire même, les phénomènes météorologique extrêmes associés aux changements climatiques sont de plus en plus fréquents et violents. Selon des critiques, les normes de conception ne sont pas toujours entièrement mises à jour pour faire face à l’évolution et l’intensité des précipitations provoquées par la crise climatique.
Hu Gang, urbaniste chinois, explique que le modèle de ville-éponge peut seulement fonctionner lors de pluies faibles ou modérées, et non lors d’orages exceptionnellement violents. Selon lui, outre la construction d’infrastructures perméables dans le but de réduire les inondations en milieu urbain, il est aussi primordial de prévoir un système de drainage généralisé, des abris d’urgence et des plans de préparation en cas de catastrophe.
Dans le contexte de l’Asie du Sud-Est, le développement de villes éponges rencontre de nombreux obstacles. Par exemple, dans le cas de Jakarta, sujette aux inondations, le coût exorbitant que représente la création d’infrastructures perméables est souvent cité comme l’une des principales difficultés, tout comme la désuétude du réseau d’évacuation et un manque d’espace pour de nouvelles constructions ou un réaménagement de la capitale surpeuplée.
En 2022, afin d’absorber les eaux de pluie et réduire les dégâts causés par les inondations, les autorités indonésiennes ont annoncé que le concept de ville-éponge serait implémenté dans la future capitale de l’Indonésie, Nusantara, actuellement en construction à l’est de Kalimantan, et qui remplacera Jakarta au terme des travaux. La nouvelle capitale est bâtie ex nihilo, et les autorités soutiennent qu’elle sera la « ville la plus durable du monde ». Nusantara est l'un des premiers exemple d'un pays décidant de déplacer sa capitale en raison de pressions climatiques, non sans pour autant créer une polémique.
D’après le rapport du projet de construction, Nusantara comportera de grands espaces ouverts qui seront reliés à son système hydrologique afin d’absorber et stocker l’eau de pluie. La nouvelle capitale comprendra également des revêtements de chaussée poreux et des toits végétales afin de minimiser le ruissellement des eaux pluviales vers les égouts. Cependant, la construction de la future capitale est actuellement victime de réductions budgétaires et l’on craint que son développement ne soit pas achevé de sitôt.